Coup d’œil sur les jeux d’antan pour la Noël
Propos plus sérieux qu’on ne croit.
Il est sûr et certain, pour un chrétien du moins, que le sens de la fête de Noël réside dans la venue du Verbe de Dieu en notre monde. Chose inouïe qui incline à la piété et au sérieux, témoin la crèche traditionnelle, lieu d’une réjouissance profonde pour ceux qui comprennent. L’Enfant Jésus y sourit sur l’insupportable paille, les bras ouverts pour porter selon le plan du Père le salut aux hommes ; à tout homme. Mais il est sûr, tout autant, que la fête religieuse de Noël, sur un registre plus prosaïque et largement désacralisé, évoque aujourd’hui tout un monde de jouets, un univers scintillant d’objets sophistiqués, du plus inutile au plus éducatif.
L’adulte concocte festivités culinaires et douceurs ; l’enfant captivé par la nouveauté de ces acquisitions vit dans une sorte de rêve qui se prolongera à la mesure de son respect des cadeaux offerts ; et ceci, même après la disparition fatale du Père Noël oublié !
Question, bonne question : que faisaient donc les enfants jadis, avant — la liste est prise au hasard — l’existence des Lego, des Playmobils, des robots, des portables, des écrans ? Restaient-t-ils au coin du feu à écouter le craquement des bûches, ou les histoires répétitives d’une grand-mère souriante, berçant le plus petit dans ses bras câlins à longueur de journée ? Certains tableaux anciens nous le laissent penser.
Erreur d’appréciation que cela ! Cette grande toile de Brueghel l’Ancien : « Les jeux d’enfants » nous convainc aisément du contraire. Nous le voyons d’emblée dans la grande et rare exposition Brueghel de Vienne organisée pour les 450 ans de la mort du maître. Ce tableau donne à voir, à travers la luminosité de ses couleurs, l’accumulation étonnante de ces petits personnages en mouvement ainsi que la grande diversité de leurs jeux. Nous sommes en 1590, en pleine Renaissance, et l’on peut identifier, avec un peu de patience environ 90 jeux parmi quelques 200 enfants. C’est une liste que seul le Pantagruel de Rabelais, qui en propose plus du double, pourrait concurrencer. Mais ce qu’on lit en riant chez Rabelais, ici l’œil le voit et s’en enchante.
Bref, pour le dire en une phrase aux adultes que le jeu des enfants n’intéresse guère : à toute période, en chaque moment de l’histoire, l’enfance est le lieu de la gratuité et de l’imaginaire fourmillant de nouveautés. Le grand Brueghel, souvent copié maladroitement par ses fils (Brueghel le Jeune, etc.), longtemps décrié aussi ; celui de La tour de Babel, de La chute d’Icare, des Chasseurs dans la neige, et d’innombrables repas de noces, nous offre ici un thème qui semble mineur et qui est pourtant réellement original. A l’époque, on peignait de préférence les futurs princes ou les grands bourgeois, plutôt que le monde tout simple des petits paysans.
Aperçu global du tableau.
On remarque d’emblée l’alternance des ocres pâles ou orangés (la grande maison, la terre battue) avec le turquoise que l’on retrouve ici et là sur les vêtements des enfants. C’est une vraie mosaïque pour l’œil qui s’habitue aussi à la coexistence si esthétique des rouges vifs, des marrons clairs, du blanc discret des coiffes ou des tabliers d’époque.
Il est souvent impossible de voir les visages, d’ailleurs stylisés, comme sans importance… Les petits garçons, tels des champignons, portent des bérets usuels ( tel celui de Gavroche bien plus tard ) ; les filles, des coiffes amidonnées de leur maman.
Les mouvements des personnages apparaissent décontractés, apparemment sans barrière ni restriction. L’adulte reste absent, comme par dessein ; point de sifflet, de directives précises ni de surveillance. On se bat, on se venge, on joue au bâton, on se tire les cheveux. Nous ne sommes pas dans une cour de récréation mais dans un espace libre, quoique bien peuplé, qui se poursuit en perspective dans la partie droite de la peinture, avec une grand rue déserte où les enfants, imperturbables, continuent à progresser jusqu’à l’église d’un village à peine esquissé.
Détails du tableau pour sourire
Quatre-vingt-dix jeux, deux cents personnages, on ne peut envisager de regarder en un seul coup d’œil la richesse de ces charmantes scènes. À défaut, il est possible de les regrouper, du moins certains, en les classant sous des nombres et des titres repérables.
Jeux d’imitation
- Le cortège de la mariée reconnaissable à sa chevelure éparse bientôt recouverte d’une coiffe.
- Mais aussi le cortège du baptême avec des petites filles portant la huque
- Jeu de couteau
Gymnastique spontanée
- Les jeux d’équilibre dans l’enceinte de bois rouge.
- Les facéties sur un grand banc
- La nage avec baudruche dans la rivière turquoise
La gratuité pour règle
- Le lanceur de béret
- Jouer à saute-mouton
- La chaise à porteur
Pas de jeu sans violence
- Tape-cul en guise de représailles
- Choisir une victime et lui tirer les cheveux
- Bagarre au sol sous les yeux d’une vieille dame indignée, la seule adulte du tableau
De rares instruments comme jouets
- L’utilisation de produits courants, osselets
- Jeux d’habileté avec cerceaux
- Balançoire sur tonneau
Une fois opposés jeux d’antan et jeux d’aujourd’hui, reste que la toile de Brueghel suscite en certains de nous une résonance inattendue… Peut-être nous suffirait-il de vider les vitrines de Noël de leurs produits sophistiqués, trop souvent addictifs, pour redonner aux enfants des canapés et des écrans deux atouts majeurs dont ils ignorent tout : d’abord un certain dynamisme corporel, la joie de vivre par et dans leurs corps, un sport tout simple sans forcing ni compétition ; puis la chance devenue rarissime de connaître une véritable vie relationnelle, une vie de groupe spontanée qui exorcise la solitude déstructurante.
Bruegel représente deux, trois, quatre enfants ; duos, cortèges, corps à corps, farandoles. Il est bon de vivre ensemble, avec ses camarades, garçons et filles qui deviennent bien assez tôt épouses à la guimpe rigide, paysans en bottes de travail, commères ou compères du quotidien !
Nous ajouterons au plaisir du regard celui de l’oreille. Une populaire musique de la Renaissance (1′), comme un hommage rendu à nos petits ancêtres, à leur dynamisme contagieux, et à ce charme ingénu capable d’éveiller de vraies questions à partir de ce qui semble pure gratuité, secondaire en tous cas : jeux tout simples contre jouets multiples et compliqués.
C’est sans doute le vent de Noël qui nous a inspirés !
Annick Rousseau
Merci infiniment Annick pour ce magnifique travail que tu viens nous partager et qui sort bien à propos!
MERCI DE NOUS AVOIR REMIS SOUS LES YEUX CE MAGNIFIQUE TABLEAU !
Je suis très sensible au sujet et aux magnifiques couleurs si bien rendues. Faute de pouvoir cliquer, j’ai pris ma loupe pour apprécier les détails.
Dans mon enfance, j’ai beaucoup joué au cerceau, et plus tard j’y ai initié bien des petits cousins, ravis de s’ébattre dans le parc de Sceaux, près duquel nous habitions.
Les parties de chandelle étaient très appréciées aussi..
Je souscris totalement à vos commentaires, mais je ne serai pas aussi sévère que vous pour les “suiveurs”de Brueghel, qui ont peint de si jolis petits paysages!
Vive le vent, vive le vent, vive le vent d’hiver
qui a inspiré une aussi bonne idée à l’auteur de ce blog qui nous est désormais familier ! Des jeux d’antan certes, mais aussi de toujours, que les jouets électroniques ne risquent pas de remplacer dans nos cours d’école. Merci à Annick pour ses réflexions éclairantes, et son commentaire d’une toile qui célèbre si opportunément l’univers de l’enfance, aux jours où se fête la naissance du Dieu qui pour nous a voulu se faire Enfant.
J’aime bien ce tableau. Bien sûr,il se fait l’écho d’une de nos préoccupations majeures : que vont devenir nos enfants addicts aux jeux inconnus des siècles passés, et qui souvent les démobilisent de toute autre activité ?
En même temps,malgré les soucis,les difficultés,les tensions du monde adulte,il représente un peu d’insouciance, de gratuité. Tout cela propre à l’enfance, du moins celle de nos pays de liberté.
Et puis,Brueghel est vraiment un grand peintre.
Bonsoir,
Quel texte remarquable! Il virevolte comme tous ces enfants sur ce tableau! Assez léger mais avec un vocabulaire tout à fait recherché cet article a une certaine résonance en moi. En effet ma jeunesse n’étant pas très loin je me souviens d’activité en pleine nature mais j’ai aussi le souvenir de toujours avoir été surveillé. Jamais ô grand jamais j’aurais pu lancer des couteaux ou encore tirer des cheveux sans être reprise. Ainsi cette liberté montrée sur ce tableau n’est qu’une utopie pour les enfants. Le canapé est un endroit plus sûr .
Merci beaucoup pour le partage !